Une autre nouvelle, écrite également pour un concours de mon forum d'écriture sur le thème "un sentiment fort dans le milieu du cirque".
Cette nouvelle a pour héroïne Abigaelle, un de mes personnages qui devrait revenir dans d'autres récits.
Bonne lecture.
Rome
J’avançais dans les rues pleines de monde, sur les traces de
Philippus, tenant un morceau de sa toge de la main droite pour ne pas le
perdre. Tout en marchant, je ne cessais de jeter des regards furtifs tout
autour de moi : mais où que se portent mes yeux, je ne voyais que de la
pierre et des bâtiments à perte de vue. Où étaient donc les forêts verdoyantes
de ma Gaule natale, celles où je pouvais courir en toute liberté en inspirant à
pleins poumons ? Ici, tout m’étouffait, j’avais du mal à respirer.
Je soupirai et reportai mon attention sur Philippus qui,
devinant sans doute l’appréhension qui me saisissait, me prit par l’épaule pour
m’amener à ses côtés, me protégeant de sa haute silhouette.
Autour de nous, la foule se faisait de plus en plus dense,
comme un monstre sur le point de m’avaler ; je commençais à sentir la
panique monter en moi, comme si j’étais prise au piège. Je voulais sortir de
là, mais je ne pouvais pas, je ne pouvais que suivre le mouvement, coincée au
milieu de cette marée humaine, et malgré moi, je me mis à trembler légèrement.
Devant nous se dressait un édifice massif vers lequel
convergeait la masse. Des gens arrivaient de toutes les rues environnantes, et
envahissaient l’avenue sur laquelle nous avancions.
Je me souvins de ce
que m’avait dit mon protecteur quand il m’avait ordonné de passer ma plus belle
robe :
« Je t’emmène au cirque voir les jeux. »
Je n’avais pu m’empêcher de lui demander, dans mon ignorance
de petite Gauloise à peine débarquée à Rome :
« Qu’est-ce que c’est ?
— Tu le découvriras par toi-même, dépêche-toi de
t’habiller. »
Notre servante m’avait aidée à passer la robe ; elle ne
m’en avait guère dit plus, malgré mes questions, mais j’avais vu qu’elle
semblait toute excitée à la perspective de ce que nous allions voir, et je
m’étais dit que ce seraient sûrement des réjouissances.
Mais à mesure que nous approchions de l’endroit, je
regrettais d’être venue. Je n’avais pas encore l’habitude des grandes foules,
ni de la ville d’ailleurs. J’étouffais au milieu de ces monstres de pierre qui
semblaient prêts à m’engloutir, plus particulièrement celui vers lequel nous
avancions tous. Je voyais les gens s’engouffrer sous ses arcades et disparaître
dans l’obscurité, comme avalés par le vide. Je sentis mon cœur s’accélérer
tandis qu’arrivait notre tour, et la fraîcheur des lieux me donna la chair de
poule, accentuant mon tremblement. La foule se resserrait autour de moi dans ce
couloir seulement éclairé de quelques torches. Je voulais fuir de peur de finir
écrasée, retourner me mettre à l’abri dans la maison de Philippus ; mais
ce dernier me tenait fermement et m’obligeait à continuer.
Soudain, une grande clarté m’éblouit, et je puis respirer de
nouveau plus librement. Je découvris sous mes yeux ébahis des milliers de
spectateurs assis sur des gradins, autour d’une vaste arène sablonneuse.
Philippus m’entraîna vers un banc de pierre au premier rang sur lequel notre
servante posa des coussins pour nous, avant de s’asseoir à côté de moi. Je
parcourus les lieux du regard, effarée car je n’avais jamais vu un tel endroit,
et tant de gens rassemblés. Les gradins se remplissaient peu à peu, les
spectateurs se saluaient, s’interpellaient de leurs places, riaient et
criaient : une grande excitation régnait sur les lieux, qui semblait contagieuse.
Il y avait là non seulement des hommes, mais aussi des femmes et des enfants.
Beaucoup portaient leur plus belle tenue, prouvant l’importance de ce que nous
allions voir. Des serviteurs déambulaient et distribuaient de la nourriture que
les gens prenaient avec gratitude. Une telle ambiance contribua à me détendre
un peu : c’était bien à un spectacle que Philippus m’avait emmenée, et
j’allais passer un bon moment. Pourtant, au fond de moi, je n’arrivais pas à y
croire complètement, et un sourd pressentiment continuait de m’étreindre.
Une grande clameur retentit dans l’arène, et je me tournai
pour voir ce qui se passait : dans une loge au milieu des gradins,
quelques hommes et femmes venaient d’apparaître, sans doute des hauts
dignitaires. Ils saluèrent brièvement la foule, puis s’assirent.
La rumeur se fit plus basse, et je compris que le
divertissement allait commencer. Mais au lieu de voir arriver des musiciens,
des danseurs ou des acteurs, je découvris une troupe hétéroclite d’hommes
bardés d’armes et de protections diverses. Un malaise s’empara de moi tandis
que je redoutais ce qui allait suivre. A leur entrée, la foule s’agita et une
rumeur remplit l’arène tandis que les guerriers allaient saluer jusqu’à la
tribune. Je pris le bras de Philippus et l’interrogeai, tendue :
« Qui sont ces hommes ?
— Des gladiateurs. Ils vont combattre pour le plaisir du
peuple. »
Ma gorge se noua et ma respiration se fit plus
difficile : je ne voulais plus assister à des combats, j’en avais déjà
trop vu ces dernières années, et le dernier auquel j’avais pris part malgré moi
me réveillait encore toutes les nuits quand il envahissait mes cauchemars.
J’aurais voulu me lever et partir en courant, m’enfuir loin d’ici pour ne pas
voir ça, mais mes jambes me semblaient de plomb et je ne pouvais pas bouger ni
détourner mon regard, fascinée malgré moi.
Sur le sable de la piste, les hommes s’éparpillèrent en
petits groupes et commencèrent à combattre : tous n’avaient pas les mêmes
armes, ni les mêmes protections. Je devinais qu’il y avait des règles, mais je
n’avais pas envie d’en savoir plus, et je restai silencieuse, souhaitant que le
temps s’accélère et que tout cela en finisse pour retrouver le calme de la
maison de Philippus.
Tout autour de moi, la foule se passionnait pour les
combats, des encouragements fusaient, j’entendais des noms dominer parfois la
rumeur, et je compris que ces hommes, ces gladiateurs, étaient comme des idoles
pour le public.
Très vite, les premières blessures arrivèrent, et le sang
commença à rougir le sable ; à chaque coup, des cris, remplis d’une joie
sauvage qui me terrorisait, retentissaient. Les spectateurs s’échauffaient, et
moi je me sentais de plus en plus glacée, remplie d’une appréhension qui ne
cessait de croître tandis que les images sous mes yeux se mêlaient à d’autres
surgissant dans mon esprit. Ce n’était pas ce combattant au filet qui tombait à
genou dans le sable, mais mon frère, quand la lame l’avait transpercé de part
en part. Et l’homme qui venait de s’effondrer, un trident enfoncé dans sa
poitrine, me rappelait notre druide quand le démon l’avait embroché de sa
lance. Et cet autre encore…
Soudain, la foule s’excita encore plus, comme chauffée à
blanc, toute son attention tournée vers un seul combat : un homme de haute
taille, au visage masqué par la visière de son casque, se battait seul contre
trois adversaires. Il avait arraché l’épée d’un de ses concurrents effondré sur
le sol et en avait désormais une à chaque main. D’un geste puissant, il croisa
les épées et décapita le gladiateur le plus proche, faisant gicler son sang…
tout comme il avait décapité mon père un mois plus tôt, quand il avait attaqué
mon village. Car le doute n’était à présent plus permis : le démon qui
nous avait attaqués, qui avait tué tous les miens et qui m’avait laissée pour
morte avant de disparaître, se tenait là sous mes yeux, au milieu de cette
arène, en train de massacrer d’autres hommes sous les cris de joie de la foule.
Je ne voyais pas son visage, mais je savais, je sentais au plus profond de mes
tripes que c’était lui…
J’agrippai le bras de Philippus tellement fort que j’y
enfonçai mes ongles, et je soufflai d’une voix haletante et paniquée, en me
penchant vers lui, pour qu’il m’entende malgré le brouhaha de la foule :
« C’est lui… c’est le démon qui a détruit mon
village ! Il faut faire quelque chose ! »
Il se pencha vers moi à son tour et me murmura à
l’oreille :
« Je sais que c’est un démon, mais ici c’est
impossible, je ne peux pas aller dans l’arène et le combattre, pas devant toute
cette foule.
— Mais c’est un assassin ! Il faut le tuer !
— Ça devra attendre… je sais qui il est maintenant, sous
quelle identité il se cache. Je le retrouverai bientôt et je rendrai justice,
mais pour l’instant, je ne peux rien faire. »
J’étais anéantie : je voyais ce monstre, sous mes yeux,
prendre d’autres vies, et personne ne s’interposait, au contraire, la foule
l’encourageait à continuer, à tuer encore et encore. Mes oreilles bourdonnaient
du flot de sang qui courait dans mes veines à toute allure, tant mon cœur
battait à une vitesse folle, sous la panique. Le vacarme environnant, la
chaleur du soleil qui nous assommait de ses rayons et la rage des spectateurs
eurent raison de moi : je basculai dans un trou noir.