Ce soir,
pour changer un peu, voici une nouvelle que j'avais écrite en début d'année
pour un concours lancé par mon forum d'écriture, dont le sujet était, comme le titre
l'indique, la Saint Valentin.
Ou
comment mêler mon amour de l'écriture avec ma passion des musées.
Bonne lecture.
Les
visiteurs traversent les salles du musée, jetant un coup d’œil distrait aux
œuvres, visiblement pressés de quitter les lieux car l’après-midi touche à sa
fin et l’heure du dîner approche, ce fameux dîner qu’il ne faut rater sous
aucun prétexte, celui de la Saint Valentin.
Et tandis
que les gens passent devant moi sans me regarder, je soupire
intérieurement : ah, s’ils savaient… s’ils savaient ce qui arrive ici
quand le musée est fermé, quand toutes les salles sont plongées dans
l’obscurité, quelle vie se met à régner ici. Car croyez-vous vraiment que les
œuvres d’art ne sont que des objets inanimés ? Non, bien sûr que non, nous
sommes toutes vivantes, aussi vivantes la nuit que nous sommes figées le jour,
et nous profitons de chaque moment où nous sommes enfin libérées de notre
carcan d’immobilité.
Et moi
aussi, le jeune athlète grec piégé le jour dans ma gangue de marbre, je glisse
avec bonheur de mon socle et je parcours les salles jusqu’au petit matin, juste
avant l’aube, où je reprends ma place.
Mais ce
soir, tout est différent, ce soir, moi aussi, comme les hommes et les femmes
qui ont traversé ces salles aujourd’hui, je ne pense qu’à une chose, à cette
fête de l’amour, à la Saint Valentin. Car depuis quelques semaines, elle est là
et mon cœur de marbre ne bat que pour elle… elle, Sibylle, si belle, la dernière
statue entrée au musée, qui me fait face du fond de l’enfilade des pièces à
quelques dizaines de mètres de moi, et que j’admire de loin tous les jours.
Evidemment, je ne suis pas le seul à l’avoir remarquée, bien d’autres
prétendants sont déjà venus mettre leur cœur à ses pieds, lui déclarant leur
flamme, et ce soir plus que d’autres, ils seront encore là, espérant enfin la
conquérir. Mais l’espoir est dans mon cœur, car elle n’a dit oui à aucun d’eux,
et j’ai toutes mes chances encore, car je sais où l’emmener pour la supplier de
me choisir entre tous.
Enfin la
nuit est tombée, à peine ai-je repris vie que je bondis de mon socle et fonce
vers ma belle, que je vois s’étirer : ses longs cheveux tombent en cascade
dans son dos tandis que les plis gracieux de sa robe ondulent au rythme de ses
gestes. Je glisse sur le parquet ciré en voyant mes rivaux déjà s’approcher et,
plus rapide qu’eux grâce à ma glissade, j’arrive à ses pieds le premier pour
lui lancer de ma plus belle voix :
« O
Sibylle, Belle des Belles, accordez-moi ce soir le privilège de vous divertir
et de vous emmener découvrir un bel endroit de ce musée. »
Etonnée,
la belle baisse les yeux vers moi et me détaille : je suis un jeune homme
de belle prestance, seulement habillé d’une toge courte drapée sur une épaule
et autour de ses hanches – heureusement que mon créateur ne m’a pas fait nu,
j’aurais eu honte de me présenter devant elle complètement dévêtu. Mon allure a
l’air de lui plaire et ma proposition aussi, car elle consent à me sourire et me
demande :
« Et
où souhaitez-vous me conduire, bel inconnu ? »
Je
m’incline profondément et lui réponds :
« Je
m’appelle Nikolaos, pour vous servir, et je souhaite vous emmener dans un lieu
enchanteur dont j’aimerais vous faire la surprise. »
Elle
penche la tête et me regarde d’un air curieux, se demandant si elle acceptera
de suivre celui qui a eu l’audace de l’apostropher ainsi. Autour de nous, un
cercle s’est formé, celui de ses prétendants des premiers jours, qui fustigent
ma hardiesse et protestent en promettant à la belle Sibylle monts et
merveilles. Mais leurs protestations ont pour seul effet de la décider à
accepter mon offre et, d’un geste gracieux, elle me tend la main pour m’inviter
à l’aider à descendre de son piédestal. Je m’en empare aussitôt avec
délicatesse, y déposant un baiser, avant de tendre mes bras pour l’accueillir
tandis qu’elle se laisse tomber avec légèreté vers moi. Je la fais brièvement
tournoyer, avant de la poser à terre et de lui présenter galamment mon
bras : j’ai beau venir de l’Antiquité, j’ai eu bien des siècles pour
observer les manières des hommes du beau monde, et je sais me comporter aussi
bien qu’eux.
Nous nous
avançons vers la sortie de la salle et mes rivaux n’ont d’autre choix que de
s’écarter pour nous laisser passer, nous faisant une haie d’honneur quand ils
auraient bien voulu tous me pousser pour prendre ma place. Ils nous suivent des
yeux, jaloux, tandis qu’autour de nous, dans leurs tableaux ou sur leurs
socles, les femmes et les jeunes filles rient de les voir ainsi humiliés par
moi, prenant leur revanche : depuis l’arrivée de Sibylle, tous n’avaient
d’yeux que pour elle et les avaient abandonnées. En cette nuit de Saint
Valentin, elles tiennent leur revanche, car aucune n’est disposée à répondre
aux avances que leur font désormais les
amoureux éconduits, et je me dis qu’il leur faudra du temps pour reconquérir le
cœur de leurs anciennes maîtresses.
Mais je
n’en ai cure, ce soir, je suis l’homme le plus heureux du musée et j’entraîne
ma belle vers un endroit enchanteur, parfait pour une soirée de Saint Valentin,
le jardin d’hiver. Je bénis l’architecte qui a créé cette petite merveille,
cette véranda à la coupole de vitraux colorés qui, sous la lumière de la pleine
lune, éclaire de mille couleurs les plantes qui y poussent à foison. Le
spectacle est de toute beauté et Sibylle ouvre des yeux ronds en le découvrant,
poussant un petit cri de joie ; elle lâche mon bras et s’avance dans la
pièce, avant de tournoyer au milieu, les bras tendus. Sa robe s’illumine de taches
de couleurs tandis qu’elle virevolte autour d’elle : ma belle est
heureuse, elle savoure la beauté de ce lieu et la liberté retrouvée,
prisonnière comme moi toute la journée d’une gangue de pierre. Mais à trop
tournoyer, elle vacille et manque de tomber. Heureusement, je suis là et je me
précipite vers elle, pour la retenir avant qu’elle ne tombe, la retenant de mes
bras protecteurs. Elle rit et me sourit, tandis que je l’entraîne vers un banc
de marbre perdu au milieu de la végétation, pour qu’elle puisse s’y reposer et
reprendre son souffle. Elle me regarde tendrement et je vois qu’elle apprécie
l’endroit, mais aussi ma présence. Nous pourrions parler, mais ce n’est pas
nécessaire : nous sommes là, tous les deux, dans un endroit enchanteur, et
c’est la Saint Valentin… que demander de plus ? Mes lèvres se penchent
doucement vers les siennes, loin de me repousser, elle pose sa main sur ma
nuque et m’attire à elle, pour que nous partagions notre premier baiser, qui ne
sera sans doute pas le dernier… Après tout, nous revenons à la vie toutes les
nuits, et il y aura donc bien d’autres nuits à passer ici…